Sur ce bord de trottoir, je regarde ma femme partir en voiture, dans cette petite ruelle d’Ordino où seuls se promènent à cette heure des athlètes hagards mais bien excités. Je lui ai dit que venir voir le départ ne sert à rien. Je me mets à sa place, attendre 45 minutes pour voir passer 600 dossards à 12 km à l’heure dont son mari qu’elle a déjà photographié à l’hôtel et qu’elle soutiendra dans la journée, c’est peu gratifiant. Elle en a vu d’autres. Et puis, j’ai la tête ailleurs, dans ce clair obscur qui fait que la dernière heure, très longue, passe finalement trop vite. Un petit pipi, une accolade à mon copain Renaud qui fait partie de mon club et qui est là avec ses amis traileurs, le temps d’activer la puce GPS qu’on nous a transmis et d’allumer l’appli Live Trail et hop, il est déjà temps d’aller dans le sas. Il y a un contrôle, disons, aléatoire. Quelqu’un vérifie qu’on a le dossard, une balise, certains demandent à voir la veste. Et nous voici au pied de l’église, sur ce grand tapis bleu qui se remplit, avec le bide qui se serre.
105 bornes. Une folie. Enfin, j’ai déjà fait. Oui mais bon, pas comme ça. Mais je suis entrainé. Mais pas aussi haut. Mais… Bref, je vous ai déjà parlé de mes inquiétudes. Dans ce type d’attente, on croirait que ça monte crescendo, mais en fait non. Dans un lever de rideau qui est assez unique et que je n’explique pas, tout ça se dissipe pour ne plus laisser place qu’à un grand sourire. Je suis au départ, je suis super fier d’être là et nom d’un chien j’ai envie d’envoyer. J’active ma montre, et je me laisse flotter au-dessus de la foule, à côté du drone de l’orga, pendant que la speakerine nous explique que chacun doit trouver ses propres ressources pour faire ce tour de l’Andorre, ou chaque chemin est unique. Je suis un peu dans la lune, trop éveillé, dans une euphorie grisante aux battements de coeur qui résonnent à mes oreilles. Ou est-ce le clapping ? Au moins cette fois, personne ne nous fait mettre à genoux, danser ou quoi que ce soit. 30 secondes. Déjà. Ca balance du AC/DC à pleines watts. Merci les amis, papa, maman, chérie, Neil, les montagnes et les pates au pesto. J’ai la baraka, le focus, je peux prendre Magnus Carlsen aux échecs ou sur mes épaules, allez-y envoyez les moi vos milliers de D+, ça va le faire. Ca. Va. Le. Faire.
6h00. Top.
Top et… Pas grand chose, en fait. 50 mètres devant moi, les élites sont partis, mais pour nous, c’est un nouveau dispositif “en entonnoir”, qui ne laisse passer que deux coureurs de front, avec le dossard qui s’active automatiquement lors du passage sous l’arche. Alors, certes, pour la course c’est très bien parce que ça étire le peloton, ça permet de pas être à 7 de front dans les ruelles, super. Mais pour la frénésie du départ, c’est un peu anticlimatique. Tassés comme un vieux cantal, on attend tous que le type devant (il est toujours très grand) puisse passer pour pouvoir se glisser derrière lui. Je passe donc après 2 minutes 30 qui resteront les seules de la course où je me demande ce que je fous là. L’arche est belle, je lui dis à toute à l’heure. Enfin demain. Cette nuit ? Demain. J’en sais rien, je m’en fous, c’est parti.
Au passage, je voudrais saluer tous les gens raisonnables. Tous ceux qui, quand il y a une petite ruelle qui remonte sur 20 mètres, sont conscients et mitigent leur excitation d’un “on aura assez à monter tout à l’heure”, pour la monter en marchant. J’en suis totalement, entièrement, et jusqu’à la dernière fibre de mon corps, incapable. Au premier kilomètre, je suis comme un gamin derrière un camion de glaces, comme au premier jour de l’école, comme un miraculé de Lourdes. Je cours comme dans un clip de Rihanna, dans une sensation aussi pure que l’eau qui s’appelorio Quezac. C’est une bouffée incroyable, un effet tunnel sans équivalent, tu cours parce que ça fait 8 mois que t’as le dossard pour courir, parce que ça fait une semaine que t’as pas vraiment couru, parce que tu peux libérer les chevaux et que, hormonalement, tes jambes ne transmettent rien sinon le plaisir d’être étirées, musclées, huilées et couvertes de crème solaire. Qué bonheur !
Bon ensuite tu regardes la montre, tu réalises que t’as fait le premier kilomètre qui monte et qui descend à 5’15 (11,5 km/h) et qu’il serait utile de se calmer avec un peu de calme. C’était fun, on a bien rigolé, voilà. Et Ordino est derrière nous. Ensuite quand même, il s’agit d’être malin. Si on te donne un départ en entonnoir, puis 4 kilomètres de plat “pour étirer le peloton”, c’est bien que derrière ça, on va te larguer un petit sentier bien dégueulasse, glissant, avec des pentes à 25%. Je le sais, tu le sais, même mon bâton sur lequel j’ai scotché une antisèche avec toutes les sections et les temps de passage estimés le sait. Donc faut gazer avant d’être dans un bouchon. Pas d’une façon à lâcher des forces inestimables dans les 4 premiers kilomètres, mais clairement si t’as pas envie de trottiner vite, ben tu prends un risque. Pour moi, c’est 10 à l’heure, ou rien. De toutes façons, déjà comme ça j’ai l’impression de me trainer. Et pourtant je prends le temps, au pied de la montée, de sortir les bâtons, de manger un bout de barre, de vérifier où en sont mes gourdes.

Parce qu’après, ça monte.
Ca monte à la queue leu leu, un peu embouteillés au début. Mais y’en a pour 780d+ alors j’aime autant vous dire qu’on a le temps de dépasser pour ceux qui veulent. Moi je suis derrière deux andorrans qui papotent, et je regarde ma montre. Les jambes veulent les dépasser, la tête dit d’attendre. Le rythme est bon. Je pourrais aller plus vite, d’ailleurs certains nous dépassent comme ces gens qui ont découvert une nouvelle caisse ouverte au Carrefour, avec la même démarche “poussez vous les pécores”. Mais je décide donc de rester avec mes deux andorrans qui échangent à grands coups de madre de puta et autres coño et quelques mots que je reconnais à peine. Je me laisse bercer à regarder les mollets de celui devant moi, son tatouage Marathon des Sables et son autre de la Diagonale des fous. Je me demande si je pourrais me tatouer l’Andorre d’ici 24h ou non, et ça me fait bien sourire, sachant pertinemment que si j’ai hésité depuis ma majorité, 20 ans à m’en faire un ou non, ça n’allait pas s’arrêter à la ligne d’arrivée. Et encore faudrait-il la voir.
On arrive en haut de cette pente avec 10 minutes d’avance sur mes prévisions, autant vous dire que j’ai la banane, que le bouchon au bas de la pente ne m’a pas bloqué et que mes deux lièvres ont été très réguliers. C’est la forme des grands jours au kilomètre 7, et alors que je trottine sur le premier sentier en balcon jonché de cailloux de la course (il n’y aura que ça, jamais plus que 20m sans devoir lever les genoux à 90°, même en descente), je me dis que c’est sûr, il reste moins de 100 bornes. Idée complètement débile, que je décide de ranger dans le tiroir à idées débiles, avec cette putain de chanson expresso Macchiato qui m’a trotté dans la tête dès que j’ai eu semé les deux locaux de l’étape. La course se passe bien, la vue est imprenable (nous flirtons avec les 2000m d’altitude), 11 kilomètres, 1000d+, c’est l’heure du premier ravito au refuge du pla de l’Estany.
On y arrive en courant à travers un pré recouvert de 4 ou 5 ruisseaux qu’il faut franchir avec élégance pour ne pas obtenir des chaussettes qui font floc floc, des chevaux qui nous regardent paisiblement, et un cadre naturel absolument incroyable de vert, de pins, de prés, de cascades et plus haut, de pierriers et de névés. Les sommets sont loin et majestueux et heureusement qu’il faut regarder par terre pour éviter la flotte, ça nous empêche de voir la colonne de traileurs devant nous qui se fraie déjà un chemin dans ce titanesque chantier de 900d+ sur 2,6 km (oui, c’est à plus de 30%).
Reste que c’est l’heure de remplir les gourdes pour un quick stop avant de repartir. J’ouvre mon sac, et après 2h30 de trail gentillet, je prends mon premier coup.
Un de mes sacs de poudre énergétique a décidé que basta, l’altitude, le trail, il s’en foutait. Il s’est ouvert et il a recouvert toutes les affaires de mon sac avec de la poudre ISO+. Tout. Les gants, la veste, les autres sacs congélation qui protègent mes affaires. Tout. Va. Coller. On dirait un pâtissier qui a donné un grand coup de couteau dans un sac de farine. Et c’est mon sac. Pour les prochaines 24h, encore au moins.
On serre les dents, on se relève. Plus que 96 bornes.